Ce dimanche, plus de la moitié des citoyens argentins ont entrepris une expérience très étrange. En rejetant le connu, marchez vers l’inconnu. C’est le sens central de la victoire de Javier Milei avec 56% des voix sur Sergio Massa, le candidat péroniste, qui a obtenu 44% au second tour de dimanche. Milei est un économiste aux idées libertaires, qui aspire à une réforme totale de la société autour des lois du marché, avec des positions très réactionnaires sur la politique sociale, les droits de l’homme ou la gestion environnementale. Il est apparu il y a un peu plus de six ans comme personnalité publique, participant à des programmes télévisés. En 2021, il parvient à entrer au Congrès à la tête d’un petit groupe de députés nationaux. Et il a surpris lors des élections primaires de cette année en obtenant 30% des voix, un pourcentage qu’il a répété lors des élections générales du 22 octobre.
La campagne était basée sur deux slogans. L’une est de mettre fin à ce qu’il appelle, en s’appropriant une étiquette courante dans le fascisme et aussi parmi les gauchistes espagnols de Podemos, « la casta ». Il s’agit d’un réseau qui va au-delà de la politique et comprend des entreprises, des syndicats et des médias. Milei promet de se venger de ce système de pouvoir, ce qui est une proposition très attractive pour une très grande partie de la société, qui se sent punie par une longue stagnation économique qui la plonge de plus en plus dans la pauvreté. Il s’agit d’une opération populiste typique, par laquelle on capte le désenchantement d’une partie de l’électorat pour le rediriger vers la classe dirigeante. L’autre promesse de Milei est de stabiliser la diabolique économie argentine en remplaçant le peso par le dollar comme monnaie nationale. Une proposition très difficile si l’on tient compte du fait que l’un des problèmes les plus difficiles auxquels le pays est confronté est que sa banque centrale est à court de dollars.
La viabilité de ce programme peut être discutable en raison de la nature de ses objectifs. Mais Milei est confrontée à un autre problème. Il lui manque le pouvoir législatif pour mettre en œuvre les réformes qu’il propose. Sa force, La Libertad Avanza, comptera 36 députés sur 257 et 8 sénateurs sur 72 à partir de décembre. Pour franchir cette barrière, le nouveau gouvernement aura un accord avec l’ancien président Mauricio Macri, qui a gouverné l’Argentine entre 2015 et 2019. Macri et sa candidate à la présidentielle, Patricia Bullrich, ont forcé un accord avec Milei pour vaincre le péronisme au deuxième tour. Mais ce mouvement a brisé sa propre force, Ensemble pour le Changement, qui est aujourd’hui dispersée entre les dirigeants du Pro, de l’Union Civique Radicale et de la Coalition Civique, les trois groupes qui le composaient jusqu’il y a un mois. Cela signifie que les voix que Macri peut ajouter à Milei au Congrès sont insuffisantes.
Les collaborateurs du nouveau président étudient actuellement un rapprochement avec des dirigeants péronistes qui pourraient élargir leur base parlementaire. Ce sont des dirigeants extérieurs au kirchnérisme, qui, dirigé par Cristina Fernández de Kirchner, est le courant dominant de ce parti. Il est possible qu’ils réalisent quelque chose. De nombreux gouverneurs appartenant à l’opposition seraient prêts à collaborer à une tentative de stabilisation économique. Le stimulus est évident : l’inflation pourrait dépasser 200 % cette année. Et la différence entre le taux de change officiel et le taux de change parallèle est de 140 %. Bien sûr : pour parvenir à ces accords, Milei devra renoncer à bon nombre de ses idées les plus audacieuses. Celles pour lesquelles ses électeurs l’ont porté au pouvoir.
La relation avec le péronisme sera marquée par l’agressivité. Là-bas, Mme Kirchner continuera à régner, avec 106 députés et 31 sénateurs. En outre, il domine la province cruciale de Buenos Aires, où vit la majorité des pauvres, dans un pays qui affiche un taux inquiétant : 42 % de sa population ayant des besoins fondamentaux non satisfaits. Buenos Aires est gouvernée par Axel Kicillof, un économiste de tendance marxiste qui entretient une loyauté canine envers le leader du péronisme.
La contradiction entre La Libertad Avanza et le kirchnérisme s’annonce très intense. Ce sont deux forces symétriques dans leur antagonisme. Et tous deux avec des traits populistes : culte de la personnalité du leader et mépris de toute forme de médiation entre le leader et sa base. Le contrepoint passera par deux axes principaux. La vision des politiques sociales, qui pour Milei sont une forme de vol, et l’agenda des droits de l’homme. En imaginant ce duel, une question délicate se pose : quel rôle va jouer la rue. Autrement dit, avec quel degré de mobilisation le péronisme et les forces de gauche répondront-ils au programme de Milei ? Et la question immédiate : comment Milei va réagir.
--Ce sont des inconnues plus inquiétantes du fait d’un fait supplémentaire : le nouveau président et une bonne partie de ses assistants ignorent totalement les règles du bureau qu’ils ont rejoint. C’est en partie grâce à leur virginité qu’ils ont obtenu le droit de vote. Désormais, d’autres compétences seront requises : compréhension du conseil d’administration, intelligence pour comprendre les incitations des autres, compétences en négociation. Et une énigme est de savoir si Milei les possède.
C’est une question cruciale également sur la scène internationale. La chancelière du nouveau gouvernement sera Diana Mondino, une économiste sans expérience diplomatique. Sur ce front, plusieurs conflits restent à résoudre. Le plus important concerne le lien avec le Brésil. Milei a cultivé une alliance très étroite avec Jair Bolsonaro, comme l’a exprimé hier une longue communication publiée par l’ancien président brésilien. En hommage à cette amitié, il a très durement disqualifié Lula da Silva. Le lien avec le Brésil est central pour l’Argentine, notamment pour son économie. La manière dont cela sera maintenu à l’avenir reste un mystère.
Quelque chose de similaire, mais de bien moindre intensité, se produit aux États-Unis, où Milei est soutenu par la campagne de Donald Trump. Joe Biden s’est félicité hier de sa victoire, espérant qu’il corrigerait sa position sur le changement climatique. Le nouveau président argentin estime que l’inquiétude suscitée par ce problème est une réaction excessive visant à générer une peur aux racines artificielles.
À la base de ces défis se pose une question : Milei a-t-il pris conscience de la composition du courant électoral qui l’a amené hier aux portes du pouvoir ? Il y a 30% des votants qui l’admirent. Un groupe d’entre eux l’a rejoint pour des raisons idéologiques. D’autres, parce qu’ils sont en colère et veulent un changement radical. Mais les 55% de dimanche contiennent 25% de personnes issues du vote pour d’autres candidats. Et qu’il a élu Milei au second tour pour éviter la continuité du péronisme. Ils ont voté contre Massa. Cette bande qui l’a placé à la tête du gouvernement est peut-être désormais celle qui le limite.
Sur les anciennes cartes médiévales apparaissait une légende : terre inconnue, terre inconnue. Il indiquait des zones qui n’avaient jamais été parcourues par aucun explorateur. L’Argentine est entrée dans une de ces régions mystérieuses. Une de ces cartes, le Hunt-Lenox Globe, conservée dans la bibliothèque publique de New York, présente un autre avertissement : Hic Sunt Dragons. Il y a des dragons ici. C’est le risque de marcher vers l’inconnu.