Bleu, blanc et rouge pour débutants

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Stanley Kubrick disait que le talent du cinéaste polonais Krzysztof Kieslowski (et son co-scénariste, Krzysztof Piesiewicz) résidaient dans sa capacité à mettre en scène des idées plutôt que de les verbaliser, prenant souvent le spectateur au dépourvu. Je ne pourrais être plus d’accord, même si parfois je me demande comment une telle chose est possible alors que ses films sont pleins d’images solides, très difficiles à ignorer ou à oublier. Un mendiant allongé dans la rue, un écran d’ordinateur qui vacille en pleine nuit, un échafaudage recouvrant la façade d’un immeuble, plusieurs valises entassées dans une décharge publique, un immense panneau publicitaire se balançant au gré du vent… Oui, avec un autre type de Dans les films, la mémoire stocke des histoires, des personnages, des couleurs, des textures et des moments particulièrement significatifs ou emblématiques, le travail de Kieslowski étant généralement stocker des images pures qu’il faut parfois remettre dans leur contexte pour y trouver un senstoujours avec le sentiment que ce sens pourrait changer ou s’adapter selon le point de vue avec lequel on l’observe (à différents âges, dans des pays lointains, seul ou accompagné, à la maison ou au cinéma).

La réédition 2017 de sa trilogie autour des couleurs du drapeau français et de leurs significations respectives : liberté, égalité et fraternité, m’a placé une fois de plus devant des images familières, mais pas celles qu’on peut intérioriser et s’approprier en les mélangeant avec ceux des albums de famille pour en faire la partie fictionnelle avec laquelle nous rendons notre vie un peu plus tolérable. Ils n’ont aucun rapport avec Juliette Binoche, Julie Delpy ou Irène Jacob, leurs protagonistes, ni avec tout ce qui touche à l’histoire personnelle ou à l’Histoire avec des majuscules.. Ils sont comme les images que l’on voit dans la presse ou sur les réseaux sociaux nous rappelant des catastrophes dont nous devrions être témoins, sans le cynisme avec lequel elles sont habituellement accompagnées dans les journaux, sur Twitter ou sur Facebook, où il y a ceux qui placent leur discours sur le même niveau, image radicale de l’exode des Palestiniens pendant que l’armée israélienne fouille et bombarde la bande de Gaza, des souffrances sans fin du peuple sahraoui ou des victimes de certaines catastrophes naturelles, nous rappelant non seulement ce que nous devons faire. voyez mais aussi comment et avec quelles conséquences, même si ces discours sont tenus par des personnes confortablement installées devant un écran d’ordinateur, pendant qu’elles finissent une cigarette ou boivent leur café du matin. Kieslowski, en ce sens, est beaucoup plus civilisé et moins grandiloquent. Un vrai démocrate malgré sa vision sombre de l’existence (ou peut-être à cause d’elle). C’est pourquoi son pessimisme l’imprègne toujours d’une poésie rare, établissant des parallélismes et des rimes, laissant converger puis se désintégrer plusieurs histoires, croisant les personnages d’un film avec ceux d’un autre ; mêlant drame, comédie et tragédie, dans un univers esthétique régi par des règles capricieuses qui dans la vraie vie nous sont incompréhensibles même si elles existent et que nous refusons d’accepter de ne pas pouvoir les contrôler.

Dans Bleu, une femme (Juliette Binoche) tente de reconstruire sa vie après avoir survécu à l’accident de voiture qui a tué son mari et sa fille de cinq ans, en subissant des épreuves spartiates, comme s’isoler et effacer ses souvenirs. Il vend une maison de campagne avant de s’installer dans un appartement à Paris, où l’attend une invasion de rats dont il se débarrasse grâce au chat d’un ami. Et plus tard, elle demande de l’aide pour terminer un concert que son mari a laissé incomplet. ETCe concert, qui devrait être joué simultanément dans douze pays européens, est en réalité le film. Un concert sur la mort et la résurrection d’un continent, et sur la mort et la résurrection du cinéma ; un concert composé pour instruments de musique et visuels : quelqu’un frappe en pleine nuit aux portes des appartements où a emménagé le protagoniste ; le volant d’une voiture nous avertit d’un accident hors écran ; Plusieurs personnages apparaissent fugacement, dans des plans qui ressemblent à des clignotements, tandis que l’écran noir les insère comme s’il s’agissait de notes écrites sur une portée…

La musique proposée par Kieslowski me manque plus que jamais, cette musique du hasard qui entremêle constamment les personnages des différents films.

De nombreux critiques, lors de sa première, ont accusé Bleu jeter les bases de ce qui sera plus tard le europuddings, des films sans écriture cinématographique spécifique, capables d’effacer le caractère régional qui faisait jusqu’alors la grandeur des films tournés en France, en Suède, en Italie, en Pologne ou en Allemagne, désormais plus soucieux de leur collection dans le nouveau marché mondial que de « l’art » . Je me sentais moi-même confus par sa beauté blessante aux accents sordides. Je n’avais pas l’habitude de voir le chagrin, la pauvreté et la peur d’une manière aussi précise et… presque sublime.. Je n’ai pas non plus compris sa laïcité post-idéologique, sans messages apparents mais insinuants à chaque instant. Maintenant que le cinéma européen est revenu là où il était, confus entre dénonciations et catastrophes choquantes, militant à partir de l’individualité et construisant néanmoins des discours qui me semblent familiers, la musique que proposait Kieslowski me manque plus que jamais, cette musique du hasard qui s’entremêle sans cesse. les personnages de différents films, tournés en France, en Pologne et en Suisse (comme Bleu, Blanc et Rouge), pour nous rappeler que ce n’est peut-être pas du cinéma dont nous avons besoin mais du cinéma, un espace commun où il n’y a pas de disputes uniques, où la misère et la beauté vont de pair parce qu’elles ne peuvent pas vivre indifférentes l’une à l’autre.

Bien que tous deux partent respectivement des idées d’égalité et de fraternité, ils ne le font ni par leur contextualisation, ni par un sens strict de la justice, mais plutôt par leur dissolution en multiples intrigues.

Cinéaste taïwanais Édouard Yang, lorsqu’il évoque le type de films qu’il voulait faire, sans cynisme humaniste (à la Béla Tarr ou Michael Haneke) et sans affinité évidente avec les souffrances des classes défavorisées (à la Ken Loach ou les frères Dardenne), un type du cinéma aussi sensible au “banal” qu’au “significatif”, il disait que seul Kieslowski était capable de faire quelque chose de similaire dans le cinéma contemporain. L’observation est pertinente si l’on s’arrête pour réfléchir à la façon dont nous comprenons Blanc, où un mari polonais (Zbigniew Zamachowski) se défend devant le tribunal contre les accusations de son épouse française (Julie Delpy) de ne pas avoir consommé leur mariage en raison de son impuissance ; et comment nous comprenons Rouge, où un juge (Jean-Louis Trintignac) espionne les déplacements et écoute les appels téléphoniques de ses voisins, non pas parce qu’il veut utiliser leurs secrets à des fins inquiétantes mais parce qu’il se sent seul. Bien que tous deux partent respectivement des idées d’égalité et de fraternité, ils ne le font ni par leur contextualisation, ni par un sens strict de la justice, mais plutôt par leur dissolution en multiples intrigues. Un homme veut se suicider mais il n’a pas assez d’arrestations pour le faire, alors il engage les services d’un assassin pour le tuer ; une jeune femme dont le petit ami (que l’on ne voit pas) la brutalise dans ses conversations téléphoniques, rencontre un juge à la retraite qui observe la vie des autres peut-être parce qu’il a renoncé à avoir sa propre vie… Tous les personnages ont fait naufrage ou sont sur le point de le faire, jusqu’à la fin de Rouge On voit qu’ils sont en réalité les seuls survivants après le naufrage d’un ferry qui clôt la trilogie, annonçant qu’aucune histoire ne commence ni ne se termine dans le cadre d’un film, pas même d’une trilogie. Ce qui se passe, c’est que les différences linguistiques, le téléphone, l’argent, la publicité, le marché ou le malheur nous éloignent, établissent des barrières qui nous séparent des autres, effacent une partie du récit de nos vies.ce qui fait que, seulement pendant de brefs instants (les quatre-vingt-dix minutes d’un film), nous avons la sensation irréelle de vivre dans un univers commun, avec des lois aussi capricieuses que celles que nous sommes obligés d’accepter dans la vraie vie, où tout ce qui arrive n’est pas possible. nous Cela a un sens immédiat et où notre incapacité à vivre face à ce temps produit des récits alternatifs (religieux ou idéologiques) dans lesquels nous cherchons du réconfort même s’ils ne nous l’expliquent pas complètement.

Kieslowski est celui qui a le mieux réussi à transmettre une vision transcendante de l’existence sans avoir besoin de la proposer dans une perspective scientifique, religieuse ou idéologique.. Entre leurs mains, ni la science, ni la religion, ni la politique ne suffisent à mesurer la réalité ; Ils n’ont pas d’arguments suffisants pour expliquer certaines coïncidences, certaines déviations, certaines irrégularités, qui pour lui sont liées à la musique qui se crée dans l’univers sans qu’il y ait une partition, composée en tout cas par hasard et par les rimes qu’elle établit. dans nos actes, dans nos mouvements, dans les rencontres fortuites qui, le temps d’un léger clin d’œil, nous unissent et nous ramènent aussitôt à notre radicale solitude. D’une certaine manière, nos vies, selon Kieslowski, ne diffèrent pas beaucoup de celles des personnages des dix épisodes de la série. décalogue (Décalog1989), qui vivent dans le même immeuble, se croisant et se séparant continuellement, chacun avec une histoire faite d’images qui, dans la plupart des cas, s’effacent soudainement, sans que personne ne s’en aperçoive.

4.6/5

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